« HEUREUX CELUI QUI EST AVANT D'EXISTER ! »
Lorsque cette citation de l'Évangile de Thomas, qui m'est si chère, m'est revenue pour conclure mon texte précédent sur le ressenti, je me suis aussitôt dit qu'elle méritait un texte entier qui lui soit consacré, tellement cette distinction entre être et exister m'apparaît essentielle à intégrer pour nous constituer une véritable assise intérieure.
ÊTRE OU EXISTER, QUELLE DIFFÉRENCE ?
Certes, être c'est exister. Et si j'existe, je suis également. Ces deux verbes sont donc la plupart du temps considérés comme synonymes, mais la nuance de sens entre les deux peut parfois être importante, et utile.
Être, c'est... être. Un point c'est tout. Juste être. Être pour le simple fait d'être. Être qui se suffit à lui-même.
Exister au contraire se réfère toujours à des considérations terrestres d'incarnation, à nos conditions de vie, dans l'espace et le temps. C'est la forme, choisie ou subie, que prend ma vie, c'est la façon dont je concrétise pour moi-même le don de l'être.
Vers laquelle de ces deux notions est-ce que l'être humain fait tendre tous ses efforts, oriente tous ses désirs ? Être ou exister ? Exister, bien sûr ! Être, simplement être, ne nous intéresse pas, nous voulons exister ! Exister en tant qu'homme ou femme désirable ou aimé/e, professionnellement reconnu/e, socialement estimé/e... Nous voulons nous construire une personnalité, nous voulons, à nos propres yeux et aux yeux des autres, être « quelqu'un », et surtout pas « personne » ! En cela, il n'y a rien de répréhensible, cela fait partie du jeu de l'existence, mais encore faut-il que cela se passe bien... Si les résultats ne sont pas à la hauteur de nos espérances, les problèmes commencent !
Je fais partie de ceux pour qui l'existence a longtemps constitué un poids, un poids ressenti trop lourd à porter. Oui, exister était pour moi un fardeau ! Et toutes mes tentatives pour essayer d'améliorer mon existence échouaient à mes yeux lamentablement, ne faisant en retour que creuser toujours plus le sillon de ma souffrance intérieure et de mon désespoir. Chercher à ne plus exister était alors devenu ma quête principale.
À l'instar de certaines traditions spirituelles prônant « la joie de ne rien être », la parole de l'Évangile de Thomas « Heureux celui qui est avant d'exister ! » m'apparaissait comme ma dernière planche de salut avant d'aller considérer l'option du suicide. Elle représentait pour moi l'ultime espoir, car elle m'enseignait qu'au-delà des tourments de l'existence il y avait une place, un endroit, un espace en moi où je pouvais malgré tout trouver la joie, quelles que soient les difficultés éprouvées en surface de par mes conditions de vie. Il me fallait absolument trouver cet endroit, à la source de l'être, indépendant des conditions d'existence !
Tant que je ne l'aurais pas trouvé, toutes les « prescriptions spirituelles » à la gratitude resteraient au-dessus de mes forces. Comment pouvais-je être plein de gratitude pour souffrir si durement intérieurement ? Englué dans la rumination mentale, voyant tout en noir, j'étais incapable d'être reconnaissant, pas même pour avoir un toit et pouvoir manger chaque jour. Me demander de faire preuve de gratitude pour mon existence était offensant pour moi ! La gratitude restait un concept abstrait ; pour la vivre, il me fallait d'abord trouver quelque chose pour lequel rendre grâce...
TROUVER L'ÊTRE
Comment toucher l'être, comment éprouver l'être dans sa plus simple expression, dans sa plus simple nudité ? (Je parle toujours ici du fait d'être, être comme substantif, pas le nom commun) Comment m'ancrer dans l'être, plutôt que dans l'exister ?
C'est d'une simplicité désarmante (et justement, peut-être trop) ! Cela nécessite une pratique révolutionnaire, radicale, à la fois donnée à tout le monde mais que tout le monde ne supportera pas.
Pour contacter l'être, il faut cesser tout faire !
Pour revenir à l'être, il nous faut donc apprendre, oui apprendre ou réapprendre car nous ne savons plus le faire, apprendre à NE RIEN FAIRE !
Voici l'exercice :
___________________________________________________________
Asseyez-vous dans votre canapé, dans le silence.
Ne faites RIEN pendant 15 minutes !
___________________________________________________________
Voilà, c'est tout !
Pouvez-vous imaginer quelque chose de plus simple que ça ?
Ce n'est même pas une méditation, c'est une non-méditation ! La non-méditation par excellence !
Malheureusement, vous allez vite découvrir que pratiquer cette simplicité, ce n'est pas si facile...
Car ne RIEN faire, ce n'est pas ici rester tranquille en suivant ses pensées ; penser, c'est encore faire quelque chose, c'est encore chercher une fuite dans l'exister (chercher à se créer une « consistance » existentielle). Non ! Vous vous asseyez au calme, et pendant 15 minutes vous ne cherchez pas à faire quoi que ce soit, pas même penser : vous restez juste là. Dites à votre mental que vous avez décidé et accepté de « perdre 15 minutes de votre vie » (en vérité, c'est seulement 15 minutes de votre existence, pas de votre vie), et osez tenter cette expérience pour toucher du doigt l'essence de votre être. Je m’assois et je ne cherche rien ! Je suis là, en veille, c'est tout. Je ne cherche même pas à être attentif à quelque chose de particulier (rappelez-vous : c'est une non-méditation) ! Non, je ne fais rien !
Oui, ça va être inconfortable, car l'ennui va vite faire son apparition. Acceptez de le ressentir, faites l'expérience de la force de cette compulsion intérieure qui veut vous pousser à prendre un livre, mettre de la musique, penser à une nouvelle idée..., tout plutôt que de rester ainsi à ne rien faire. Plus tard ! Repoussez cela à plus tard, et revenez juste à votre « attention non-attentive », à votre conscience nue : votre conscience consciente mais sans pour autant chercher à être consciente (une conscience désengagée, non portée ni tendue vers des objets)...
Vous ne vous attachez pas à ce qui se passe en vous ou autour de vous, vous n'y répondez pas. Vous le captez passivement dans votre conscience bien sûr, mais vous n'en faites rien, ni mentalement, ni émotionnellement, ni corporellement. Vous laissez tout passer, et revenez juste au « ne rien faire ». Vous n'émettez plus rien ; vous ne cherchez plus à exister (à être dans le monde), juste à être tout court. Sans plus. Être et laisser être.
(Cet exercice peut aussi être fait avec profit, les conditions s'y prêtant alors particulièrement, juste avant de vous endormir, ou lorsque vous vous réveillez en pleine nuit et que le sommeil tarde à revenir, ou même juste avant de vous lever si vous appréciez ces instants. Dans ces moments-là, où se préoccuper de l'exister n'a pas lieu d'être, vous pourrez d'autant plus facilement vous connecter à l'être.)
Au bout de quelques minutes (délai qui se raccourcira au fur et à mesure de votre expérience de cet exercice), vous allez sentir un changement intérieur, qui vous surprendra. Vous allez passer d'un ressenti d'inconfort ou de malaise, à un ressenti de légèreté, et même de bien-être ! Vous aurez passé le point d'inflexion de cette pratique. On peut dire que vous avez alors atteint l'objectif de l'exercice. Bien sûr, n'arrêtez pas tout de suite, ne revenez quand même pas trop vite à votre existence, à votre « vie normale ». Il est important que vous goûtiez encore quelques minutes ce ressenti, afin de bien l'ancrer en vous (ne serait-ce que pour vous motiver à refaire cet exercice à l'avenir).
En fait, c'est comme si vous vouliez vous mettre au jogging ! Lorsque vous débutez la course à pied, c'est vraiment dur, le corps renâcle ; il faut se forcer au début, se fixer un objectif minimum de temps ou de distance auquel se tenir... Et à un moment, si vous tenez bon, il se produit comme une bascule physiquement, où le fait de courir devient tout à coup agréable (je ne saurais pas vous décrire les processus physiologiques en jeu, mais c'est très connu), à tel point même qu'on n'a plus alors envie d'arrêter de courir, ce que le corps réclamait pourtant encore quelques minutes auparavant.
Il en est exactement de même ici avec cet apprentissage du ne-rien-faire, mais à un niveau intérieur. À un moment, être vous suffit ; être suffit à vous combler, même sans implication existentielle.
Si vous arrivez à bien pratiquer cet exercice, vous vous sentirez régénéré/e à son issue, la tête beaucoup moins pleine, le mental plus clair, les nerfs reposés... Une véritable cure de jouvence intérieure ! C'est lorsque j'étais en profonde dépression que j'ai découvert la puissance de cette non-pratique. Je n'avais envie de rien, tout me coûtait ; même essayer de me vider la tête en regardant la télévision ou en surfant sans but sur internet, je n'en avais plus la force ! Alors, par simple dépit au départ, je me posais dans mon canapé et « j'arrêtais tout » ; je restais juste là, dans le silence, n'attendant rien, n'espérant rien, aucun but ! Je n'essayais pas de « trouver qui je suis », ni de « reprendre contact avec ma vraie nature »... non, c'était encore trop épuisant psychiquement. Il n'y avait plus de chercheur, plus « quelqu'un » cherchant à faire ou être quelque chose, juste le « vide de moi »...
Mais dans ce vide, pourtant, quelque chose de précieux se révèle. Le plus précieux qui soit !
GRATITUDE D'ÊTRE
Dans la frénésie de notre monde actuel, nous sommes totalement pris au faire, et nous en avons oublié l'être (le fait d'être). Nous avons perdu contact avec nous-même, alors que c'est pourtant nous-même qui nous anime à chaque instant, mais seulement inconsciemment, en pilote automatique et machinal, donc pas dans tout son potentiel. De quel trésor nous nous privons ainsi !
Quand je reviens à l'être (au fait d'être) dans sa nudité, je recontacte une paix oubliée, une sérénité dégagée, un goût d'éternité.
Car dans l'être, il n'y a pas de notion de réussite ou d'échec personnels, il n'y a pas d'espoir ou de déception existentiels. Il n'y a plus d'attentes ni de comparaisons. L'être est donné à tout le monde, de façon à la fois identique et unique. Je pourrais prendre comme analogie pour l'être et l'exister, un homme ou une femme nu/e et habillé/e. Si je ne m'attache qu'aux vêtements d'occasion ou premier prix que je porte, par rapport aux vêtements neufs ou chics que j'aimerais porter comme je les vois chez les autres, je souffre, je ne me sens pas aussi bien habillé qu'eux, je me considère moins privilégié par l'existence ! Mais si je vois au-delà des vêtements, si je me place uniquement au niveau de mon corps et que je découvre avec surprise qu'il est en parfaite santé, alors je n'ai plus de problème, car là je me sens normal, et aussi normal que les autres ! De plus, quelle importance ont les vêtements que je porte, du moment que mon corps est toujours sain et vivant ? Les vêtements pourront changer au gré des circonstances, mais mon corps est unique – là seulement est la vie. Mon corps est bien plus important et essentiel à considérer que mes vêtements ! Il en est exactement de même pour ma conscience spirituelle vis-à-vis de mon corps (et du corps des autres), pour mon être vis-à-vis de mon existence.
Faites l'exercice que je vous ai proposé plus haut, et vous en ferez par vous-même l'expérience vécue ! C'est magique ! Même si je pense que mon existence vaut moins que celle d'un autre, quand je découvre l'être, il m'apaise, me renforce et me comble au-delà de toutes ces considérations. Dans l'expérience de l'être, non seulement je ne vaux ni plus ni moins mais autant que les autres, mais surtout je m'en moque, toutes ces ruminations existentielles étant balayées au loin par la simple présence de l'être au premier plan.
Dans le simple fait d'être, je m'affranchis quelques instants de mes conditions de vie, pour revenir à mon être sans condition, c'est-à-dire à l'essence de la vie que je porte, à la présence consciente que je suis. Présence immuable, fondamentalement tranquille (lorsque je ne me laisse pas prendre par la surface de mon existence). Et joyeuse !
C'est ainsi et alors qu'a pu commencer à monter en moi de la Gratitude. Une gratitude véritable, authentique. Profondément ressentie. Émanant librement du cœur, non forcée ni affectée.
Une flamboyante gratitude envers LA VIE, envers DIEU ! Comme jamais auparavant cela ne m'était venu, et comme jamais je ne l'aurais cru possible vu mon parcours jusqu'alors.
Bien sûr, nous restons incarnés, il ne s'agit pas ici de juste être « un pur esprit », reclus en ermite et ne cherchant qu'à demeurer constamment dans la seule conscience d'être. Nous avons effectivement à mettre à profit notre existence, avant tout pour l'accorder, la mettre en harmonie avec notre être, mais c'est beaucoup plus facile une fois que l'on s'est ancré dans l'être, après l'avoir découvert. Alors, à partir de l'être, je peux ensuite revenir à l'existence, avec de nouvelles ressources, plus fort, plus stable pour en affronter les défis et y corriger ce qui doit l'être. Je ne suis plus ballotté au gré des vents comme une simple feuille, je reste bien enraciné dans la terre ferme comme un arbre sain et vigoureux.
Heureux, joyeux et reconnaissant... pour la simple grâce d'être vivant... et celle de pouvoir exister !
Jérôme Lemonnier
Publication originelle :
Présences Magazine n°23 - Mars 2021