LIBRE DE MES PENSÉES
« Les pensées ne sont pas le problème. Les croire, si. »
Byron Katie
À l'origine de toute souffrance intérieure, il y a une pensée non investiguée, une pensée que je crois sans l'avoir questionnée, une pensée à laquelle je suis totalement identifié. Je l'ai faite mienne, je l'ai faite moi ! Je n'ai alors plus aucun recul sur elle, elle me possède, elle me dirige. Elle obscurcit ma vision de moi-même, de l'autre et du monde, elle conditionne mes réactions, elle restreint ma liberté. Je n'en ai pas conscience, mais ma liberté de penser est sous influence, mon libre arbitre n'a plus voix au chapitre.
Éclairons de telles pensées.
À vous de jouer avec moi ! Chaque pensée que j'investiguerai ne sera qu'un exemple. Il sera plus utile pour vous de la remplacer par une pensée qui vous touche personnellement. Pour ce faire, je vous invite d'ores et déjà à trouver deux pensées limitantes : une liée à une autre personne, et une autre liée à vous-même. Trouvez d'abord une situation extérieure qui vous rend mal actuellement, de par le fait d'une relation difficile avec quelqu'un (ou une situation passée qui vous semble non résolue), puis formulez la pensée correspondant à cette situation. Il s'agira toujours d'un jugement que vous portez sur cette personne. Mon exemple sera « Ma mère ne m'aime pas ». (Si vous avez du mal à trouver un exemple, pensez à quelqu'un que vous connaissez qui devrait / ne devrait pas être / faire ceci ou cela...) Puis trouvez ensuite un état intérieur source de mal-être pour vous, et identifiez la pensée anxiogène sous-jacente, l'auto-jugement correspondant. Mon exemple sera « Je suis nul ».
JE PENSE DONC JE CROIS
Mais que sais-je ? … Croire n'est pas savoir. Savoir résulte toujours d'une expérience vécue, autrement dit d'une conviction. « Je le sais » est bien différent, bien plus fort que « Je le crois ». Si nous ne nous basions dans nos vies que sur ce que nous savons, c'est-à-dire sur ce que nous sommes absolument sûrs de savoir, nos vies seraient bien plus conscientes en vérité et légèreté. Quant au doute, il est toujours plus sain que la croyance aveugle, car douter sincèrement est aussi un savoir vécu : douter, c'est savoir... que je ne sais pas.
Appliquer cette compréhension à toutes nos pensées limitantes est libérateur.
« Ma mère ne m'aime pas. » - est-ce vrai ? Puis-je être absolument sûr que c'est vrai ?
Interrogez là votre propre pensée anxiogène liée à un autre. Ne répondez pas immédiatement, laissez résonner tranquillement la question en vous. Attendez que la réponse (« oui » ou « non », uniquement) monte en vous...
Peut-être que ma mère ne m'a pas aimé comme j'aurais aimé être aimé de mon point de vue, mais puis-je affirmer qu'elle ne m'a pas aimé (du tout), ne serait-ce qu'à sa façon, compte tenu des propres limitations qu'elle avait elle-même à porter ? Puis-je vraiment me remémorer mon enfance en n'y trouvant aucune preuve d'amour de ma mère à mon égard, ne serait-ce que de façon matérielle par le gîte et le couvert ?
Il est important là de prendre conscience de combien le mental tend à généraliser les choses. Le mental n'aime pas les demi-mesures, il ne s'y reconnaît pas ; il préfère les choses simplistes, le noir ou blanc, pas les nuances de gris. C'est ainsi que mes pensées limitantes seront toujours des généralisations grossières ou abusives. Avant d'aller le voir pour moi-même, je peux déjà dans l'actualité constater le mal qu'elles font sur la cohésion sociale : « les politiques sont pourris », « les médias nous mentent », « les patrons nous exploitent », etc. Les politiques sont-ils tous pourris ? Tous les médias mentent-ils ? Tous les patrons exploitent-ils leurs salariés ? Notez d'ailleurs l'utilisation du « nous », qui généralise tout autant du côté de celui qui parle (pour se donner plus de légitimité) que l'utilisation du pluriel en face pour mettre en cause tout un groupe social...
« Je suis nul. » - est-ce vrai ? Suis-je tout le temps nul ? Ne puis-je vraiment pas me donner des exemples de situations où j'ai été au moins « un peu moins nul » ? … Mais vous voyez là aussi combien les mots eux-mêmes induisent souvent une généralisation. « Nul » tout seul, ça ne veut rien dire ! Nul à quoi ? Être nul dans l'absolu, ça n'existe pas, c'est du fantasme ! Et même si je veux lui accorder un point de vue relatif (« je suis nul à la guitare » p.ex.), ce n'est guère mieux ; je peux dire que je ne suis pas compétent ni doué pour cela (parce que je n'ai pas assez pratiqué, parce que je n'ai pas pu me former...), mais l'utilisation du terme « nul » sous-entend aussitôt une incapacité personnelle structurelle. Or la quasi majorité de nos croyances limitantes fait appel à de tels adjectifs sans appel : « Il est con » - est-ce vrai ? Est-il vraiment 100% con ? ; « Je suis moche » - est-ce vrai ? Selon quelle grille de beauté ? Quels qu'ils soient, vous voyez que ces adjectifs ne tiennent pas la route d'une définition objective de nous-même ou de l'autre et qu'il vaudrait presque mieux les bannir totalement de notre vocabulaire intérieur et extérieur - ils font trop de mal sinon !
Et que dire de notre utilisation des pronoms personnels ? Que dire par exemple du pronom « je » ? Suis-je monolithique ? Quand je me dis que « je suis nul », que désigne ce « je » ? Tout mon être, ou simplement une portion ? Pourquoi alors ne me focaliser que sur la portion supposée limitée ? Si quelque chose doit être « nul » en l'occurrence, c'est « ma pensée », pas « je » ! « Je suis nul » = « Ma pensée est nulle (quand je pense que je suis nul) ».
Vous voyez, quel que soit le bout par lequel on examine vraiment une pensée stressante, elle se délite ! À tous les coups. Par un éclairage conscient des verbes, des adjectifs ou des pronoms qui la composent, ce qui nous paraissait auparavant gravé dans le marbre de notre subconscient comme une vérité intangible se dissout aussitôt et perd de ce fait la réalité qu'on lui prêtait par notre identification à elle. Nous nous retrouvons en fait toujours confrontés au final à la limitation du langage lui-même. Le drame étant que, inconsciemment, nous nous définissons constamment par des mots qui sont déjà limités et limitants de par leur nature de mot, et c'est là-dessus, sur ces amas limitants de mots limités, que l'on appelle pensées, que nous basons nos vies intérieures ?!
Revenons au réel ! Aucune pensée n'est crédible !
JE PENSE DONC JE SOUFFRE
Toute souffrance intérieure vient de nos pensées ! Uniquement ! Cela peut paraître incroyable, voire choquant pour l'être humain moderne que nous sommes, si fier de son intelligence, donc de son intellect et de sa faculté de penser, mais c'est pourtant un fait facilement démontrable. Il suffit de 2 questions !
« Ma mère ne m'aime pas. » Reprenez votre pensée anxiogène liée à un autre, et répondez aux deux questions suivantes :
1/ Comment est-ce que je réagis quand je crois cette pensée ? (Qu'est-ce que je ressens intérieurement ? Comment est-ce que je me comporte alors vis-à-vis de l'autre ?)
Lorsque je pense que ma mère ne m'aime pas, je me sens indigne d'être aimé ; je crois que je ne trouverai jamais une femme qui m'aimera et cette pensée m'anéantit. Je me renferme de plus en plus sur moi-même, je cherche la solitude, convaincu que je serais de toute façon encore rejeté si je cherchais à m'ouvrir à l'autre. Quand je trouve ma mère froide et peu chaleureuse, je m'endurcis et me « refroidis » à mon tour. Au lieu de mobiliser pour moi-même la chaleur humaine qu'il me manque, je laisse la froideur de ma mère comme me contaminer. Du coup, je lui en veux à chaque fois un peu plus. Il m'arrive même de la détester pour cela ! Alors je l'ignore, je suis moi aussi froid avec elle, je ne lui témoigne plus de geste d'affection... C'est terrible : je deviens comme elle !
2/ Qui serais-je sans cette pensée ? (Comment est-ce que je me sentirais ? À quoi ressemblerait ma vie, intérieure et extérieure ?)
Si je ne pensais plus tout le temps que ma mère ne m'aime pas, si je n'étais plus crispé, figé sur cette pensée, j'aurais l'impression d'une page blanche. Je prendrais ma mère comme elle est, j'essayerais de me comporter avec elle avec mes ressources actuelles d'adulte, et non plus avec mes conditionnements passés d'enfant. Je cesserais d'attendre d'elle ce qu'elle ne peut me donner. Plus ouvert, je pourrais même commencer à voir ses bons côtés, auparavant occultés par ma fixation intérieure, et voir comment elle m'aimait à sa façon. Il se pourrait même que s'éveille maintenant en moi de l'affection pour elle ! Quant à moi, je me sentirais plus libre de vivre ma vie au présent, sans passif intérieur, libre d'un poids auto-accumulé, et je pourrais sûrement commencer à m'aimer moi-même un peu plus...
Vous pouvez ensuite faire ce même « Travail » (c'est ainsi que Byron Katie appelle sa méthode d'investigation des pensées), avec votre pensée d'auto-jugement. Pour que ce travail porte ses fruits, plongez bien à chaque fois en répondant dans votre ressenti, afin d'être saisi par le contraste intérieur entre vos deux réponses. Voyez avec stupéfaction toutes les ramifications qu'une seule pensée crue entraîne dans votre psyché, et par répercussion ensuite dans tout votre comportement quotidien.
C'est le pouvoir que vous donnez à ces pensées en les croyant, qui les rend réelles à vos yeux. Rien d'autre. Sans votre attachement à ces pensées, elles perdent leur pouvoir sur vous, et vous récupérez le vôtre ! Une fois éclairées à la lumière de votre conscience, elles ne peuvent maintenir leur emprise sur vous, car vous ne les nourrissez plus inconsciemment de votre énergie. Elles ne vous paralysent plus dans votre fonctionnement. Le lien s'étiole, et finalement la pensée vous lâche ! Ce n'est pas vous qui lâchez vos pensées (c'est pour cela que toute méthode de maîtrise et de contrôle de vos pensées ne fonctionne pas), ce sont vos pensées qui vous lâchent lorsque vous les avez éclairées spirituellement.
JE PENSE DONC JE FUIS
Toute pensée à laquelle je m'attache et suis attaché me sort et me coupe nécessairement de l'Ici et Maintenant, car dans l'Ici-Maintenant, il n'y a pas de pensée ruminante, il n'y a que ce-qui-est-là, mon senti et ressenti du moment, ni plus ni moins. Qu'il soit neutre, agréable ou désagréable, je l'accueille tel qu'il est, sans chercher à le changer, l'atténuer ou le renforcer. Ce n'est que lorsque je refuse de me contenter de ce-qui-est-là, lorsque mon ego me fait croire qu'il faut que j'en fasse quelque chose, que je le fuis dans mes pensées et commence à élaborer tout un scénario intérieur pour à la fois cacher, refouler et justifier à mes yeux ce non-accueil de mon ressenti présent.
Je me construis alors mentalement une fausse identité, une fausse image de moi-même, à laquelle je me réduis et dont je finis par être prisonnier sans en être conscient : le « malheureux parce que sa mère ne l'aimait pas », le « trop nul », etc. Avec le temps et la répétition continuelle de la fuite du ressenti originel, cette image trompeuse et réductrice, ce faux sens de moi-même créé par le mental, se cristallise de plus en plus et devient une triste « seconde nature » qui n'a toutefois rien de naturelle. Je me suis totalement identifié au masque que je porte à force de le porter, masque qui agit alors également comme un filtre, un véritable casque de réalité virtuelle, qui ne me fait plus voir le monde et ma vie qu'à travers ce filtre déformant, perpétuant et renforçant ainsi toujours plus l’identification néfaste.
Pour briser ce cercle vicieux, en plus des deux pratiques déjà évoquées, il existe une façon directe et immédiate, car organique, de revenir à Soi. Alors que précédemment nous avions en quelque sorte utilisé le mental contre lui-même, en démontant avec les outils du mental pragmatique la construction fallacieuse du mental ruminant, il est aussi possible de carrément couper l'herbe sous le pied du mental avant même qu'il s'enclenche, de le court-circuiter. Bien que ce soit l'approche la plus efficace et la plus simple, ce n'est pas la plus facile au début, du fait de notre assujettissement au mental, car elle nous oblige à mobiliser en nous des ressources intérieures que nous n'avons pas l'habitude de mettre en action. Cette approche consiste à revenir à l'origine du ressenti fui (ce qui me ramènera simultanément dans l'Ici-Maintenant). Inutile pour cela de remonter le temps, car sa résonance est toujours présente au présent, à chaque fois que je la fuis en repartant dans la rumination. Il me suffit juste de me demander :
Quelle est l'émotion fondamentale que je cherche à fuir à cet instant ?
Quel est le sentiment naturel que je ne veux pas sentir, là maintenant ?
Est-ce de la peur, de la tristesse, de la frustration, de la colère... ou même de la joie ? (oui, on peut parfois refuser de sentir de la joie, par exemple la joie d'avoir survécu à un drame quand d'autres y ont laissé leur vie)
Est-ce de la honte ? De la culpabilité ?
Reprenez votre pensée anxiogène sur l'autre. Cette pensée est en fait une réaction, un arbre mental qui cache une forêt sentimentale. Revenez à ce sentiment initial que vous n'avez pas su gérer alors, ou que vous ne savez toujours pas gérer aujourd'hui, et autorisez-vous à le ressentir, à la mesure de votre possibilité du moment. Commencez petitement, ce n'est pas grave ; l'important c'est de commencer. Commencer à l'accueillir et l'apprivoiser.
Dans le cas de « ma mère qui ne m'aime pas », c'est peut-être le droit de m'accorder de ressentir cette profonde tristesse du fait du rejet subjectif (je ne cherche plus ici à savoir si cette impression est objectivement justifiée ou non ; là, c'est la blessure subjective, bien réelle aussi, que je cherche à panser et à guérir). Cela peut aussi être de la colère, voire de la haine envers elle... J'accueille ce qui vient, sans m'y complaire, mais en cherchant à déceler quel est l'élan de vie que je laisse alors se figer et que j'étouffe en moi, à chaque fois que je me renferme devant son soi-disant manque d'amour. Je me brime dans une expression émotionnelle ; qu'est-ce que j'aimerais exprimer alors, mais que je ne m'autorise pas jusqu'alors ? Quel acte, extérieur ou intérieur, pourrais-je poser pour rétablir mon équilibre psychique ?
Puis faites de même avec la pensée d'auto-jugement sur vous-même...
La clef est à chaque fois de pouvoir réussir à trouver une façon de se mettre en mouvement face à la violence psychique ressentie, plutôt que de se laisser « bouffer » par elle. Il ne s'agit pas là de se laisser aller à notre réaction habituelle, qui ne résout jamais rien (la façon conditionnée dont on réagit la plupart du temps), mais bien d'une libre et véritable action, ou non-action, mais qui sera toujours spirituellement consciente – et c'est cela qui changera tout ! L'accueil, l'intégration organique (non mentale) de l'émotion originelle ou du sentiment naturel qui avait toujours été nié jusqu'alors se manifestera cette fois par le fait de poser un acte visible assumé, des paroles fortes vibratoirement, ou seulement un silence profondément ressenti, mais ce ne sera plus un refoulement inconscient, qui entraînait soit une intériorisation de la souffrance, soit une explosion émotionnelle incontrôlée.
Il se créera comme un espace à l'intérieur, une ouverture, là où auparavant, de par les conditionnements, se perpétuait une fermeture. C'est le signe d'une décrispation, d'une détente spirituelle, résultat du dégagement et désengagement vis-à-vis de la pensée limitante et de la souffrance qu'elle induisait.
Alors les pensées ne seront plus un souci pour vous. Elles pourront toujours être là, mais en arrière-plan, plus loin... Elles ne vous perturberont plus, en tout cas plus durablement ni profondément, car vous ne leur accorderez plus fondamentalement d'importance. Le mental pourra toujours chercher à vous parler, mais ce sera « cause toujours, tu (ne) m'intéresses (pas) ! » Vous ne serez plus prisonnier/ère de vos pensées, et comme il n'y a jamais d'autre problème que celui entre vous et vos pensées, il n'y aura plus de problème pour vous !
« Quand vous commencez à vivre dans la réalité, et non dans vos pensées concernant la réalité,
la vie devient dénuée de toute peur, emplie d'amour et de gratitude, quoi que puisse apporter le futur. »
Byron Katie
Jérôme Lemonnier
Publication originelle :
Présences Magazine n°21 - Janvier 2021